22 décembre 2017
Roy Dupuis, grandeur nature
Par Manon Chevalier
Acteur rare, Roy Dupuis revient au grand écran sous les traits du père de Félix Leclerc, dans Pieds nus dans l’aube. L’occasion rêvée de s’entretenir avec un homme discret, qui goûte la liberté comme jamais.
«J’ai une image qui me revient de mon enfance… J’avais sept ans. Ça passait aux nouvelles. Des cultivateurs faisaient la grève en Abitibi. Comme geste de protestation, ils avaient aligné leurs vaches près d’un fossé avant de les abattre avec un gun… Une à une, elles tombaient dans le fossé en gémissant. (Il marque une pause.) Ce regard innocent de la vache face à son propriétaire qui lui tirait dessus, c’est l’une des images les plus violentes que j’ai vues. Cette injustice, cette supériorité de l’homme sur la bête, ça m’a marqué…» Roy Dupuis me raconte ce souvenir troublant après un silence de 30 secondes, alors que je lui avais demandé ce qui l’attendrissait. C’est long, une demi-minute qui s’égrène sans un mot. Et pourtant, son silence avait quelque chose d’infiniment rassurant. D’instinct, on sent que l’acteur ne lance pas de paroles en l’air. On se dit qu’il réfléchit, fouille dans sa mémoire et se livre à son rythme. Et on comprend que, pour lui, ces parenthèses sont comme d’essentielles respirations, de furtives escales où ses pensées voyagent, avant qu’il les exprime en pesant chaque mot. Prudence naturelle, intégrité sans faille, quête de clarté? Sans doute un peu tout cela à la fois.
Le 18 octobre 1990, Roy Dupuis est entré dans nos vies pour ne plus jamais en sortir. Ce soir-là, il campait pour la première fois Ovila Pronovost aux côtés de Marina Orsini dans la populaire série télé Les Filles de Caleb. Du jour au lendemain, son jeu instinctif et intérieur le propulse dans la lumière. Adulé tant de la critique que du public, Roy Dupuis collectionne rapidement les récompenses et enchaîne les tournages, laissant son empreinte dans les séries télévisées Scoop (1991 à 1994), Blanche (1992) et Les Rescapés (2009 à 2011), sans oublier La Femme Nikita (1996 à 2001), qui le fera connaître dans plus de 50 pays. Acteur de composition dans l’âme, dont on souligne (trop) souvent la sensualité magnétique, Roy Dupuis refuse très vite de se laisser enfermer dans un statut de sex-symbol. Résultat: au cinéma, il endosse avec la même justesse Alexis Labranche, un héros romantique assoiffé de liberté, dans Un homme et son péché (2001), l’imperturbable général Roméo Dallaire dans J’ai serré la main du diable (2006), un voleur à la petite semaine dans le succès populaire Les Doigts croches (2008) ou la figure emblématique du club de hockey Le Canadien, le mutique Maurice Richard, dans le film éponyme (2005). Grand amoureux du cinéma d’auteur, il reste fidèle à André Forcier, qui le dirige à trois reprises, notamment dans Embrasse-moi comme tu m’aimes, en 2015. Un film allègrement iconoclaste dans lequel l’acteur se glisse avec aplomb dans la peau d’un père alcoolique et incestueux. Un rôle aux antipodes du père doux et bienveillant qu’il porte dans Pieds nus dans l’aube, adapté librement du roman éponyme de Félix Leclerc, réalisé par son fils, Francis Leclerc et coscénarisé avec le conteur Fred Pellerin.
L’éveil au monde
Empreint d’une saisissante beauté qui sert admirablement bien le récit, le film raconte l’apprentissage de Félix Leclerc (Justin Leyrolles-Bouchard), à l’âge de 12 ans, à La Tuque, en 1927. Le jeune poète découvre la fraternité humaine, le bonheur, la mort et l’amitié avec la complicité de son ami Fidor (Julien Leclerc), sous l’œil attentif de son père, Léo, un homme dont le regard bleu dégage une telle sérénité qu’elle semble émaner de Roy Dupuis lui-même. «C’est le personnage!» rappelle l’acteur avec un sourire dans la voix.
-- Mais entre nous, Roy, cette paix intérieure, c’est le genre d’état qu’on peut difficilement feindre, vous ne trouvez pas?
-- (Il se tait à nouveau pendant de longues secondes.) «Disons que… j’ai atteint un niveau de liberté que je ne pensais jamais atteindre. Ça m’impressionne moi-même. Comment dire… je n’ai pas besoin de travailler et présentement, je n’en ai pas envie non plus. Je préfère être "dans le vivant". Si j’ai accepté de tourner dans le film de Francis, c’est parce que ça me tentait vraiment. Adapter le roman de son grand-père au cinéma est un geste important pour lui. Il me voulait pour jouer le rôle. C’est un cadeau qu’il me faisait.»
Au moment de notre entretien, l’acteur n’avait pas encore vu le film, mais il avoue en garder de fortes impressions: «Tourner dans une vraie cabane en bois rond, construite [par l’équipe de tournage] au bord de la rivière… Travailler de si près avec les chevaux, leur faire à ce point confiance… Et traverser une grande rivière en calèche… Ça me touche et ça me reste.»
À 54 ans, Roy Dupuis est aussi un citoyen engagé dans la préservation et la mise en valeur du caractère naturel des rivières, de même que dans la protection de la qualité de l’eau. «Une rivière sauvage est ce qu’on a de plus précieux. Il en reste quelques-unes et ça m’a appelé», explique avec ferveur le porte-parole de la Fondation Rivières, qu’il a cofondée en 2002. «Le non-respect de nos cours d’eau met notre espèce en danger. C’est un sujet complexe qui parle aussi de notre rapport à la surconsommation, à Hydro-Québec, à notre fierté nationale. Pas de rivières, pas de forêts, pas de fleuve et pas d’eau qui coule à travers les veines de la planète. L’eau de la terre, c’est la même partout!» La défense des rivières lui permet non seulement de porter une cause qui lui tient infiniment à cœur, mais aussi de contribuer à quelque chose de plus grand que lui, donnant du même coup un sens plus profond à sa célébrité. «Je veux en profiter pour faire œuvre utile. On perd beaucoup de temps à parler de la couleur de nos bobettes dans des talk-shows, alors qu’on pourrait laisser la parole à un scientifique ou à un philosophe qui a quelque chose à nous apprendre», tranche-t-il avec humilité.
Un esprit libre
Athlète-né et musicien doué pour le piano et le violoncelle, ce natif de New Liskeard, en Ontario, a toujours eu un vif intérêt pour les sciences. Doté d’une curiosité insatiable et d’un esprit d’aventure depuis sa tendre enfance, passée à Amos, en Abitibi, Roy Dupuis aurait pu devenir joueur de hockey, physicien quantique ou violoncelliste. Or, après avoir eu une révélation en voyant le film Molière d’Ariane Mnouchkine, admis par un heureux hasard à l’École nationale de théâtre du Canada, il choisit le jeu. «Ce qui m’allume, ce sont les choses que je ne connais pas et qui m’apprennent de nouvelles facettes de nous-mêmes.» Pour lui, la science et le métier d’acteur riment avec exploration. «Ça m’intéresse de savoir à quoi appartient l’univers dans lequel on vit. On ne le saura sans doute jamais. Et c’est ce qui me maintient en vie. Selon la science, la vie n’a pas de sens. Alors, le sens que je lui trouve, c’est de la vivre. À travers mes sens et ma curiosité d’apprendre.» L’acteur a longtemps eu Le Petit Prince comme livre de chevet, qu’il a troqué pour des ouvrages scientifiques comme Sapiens: Une brève histoire de l’humanité, de Yuval Noah Harari.
Après avoir été longtemps «un gars de la nuit», comme il le dit lui-même, l’acteur s’est installé loin de la rumeur urbaine, dans une ferme de 1840. Une maison entourée de 50 acres de terrain, dans laquelle va et vient Léon, «un chat de ruelle cool et indépendant, mais assez affectueux». Sensible depuis toujours au sort des bêtes, l’acteur n’a toutefois pas d’animaux de ferme, en raison de ses nombreux voyages. «Je pars souvent pendant trois ou quatre mois l’hiver. Et j’ai toujours le goût de voyager…» Il a notamment le projet de faire le tour du monde en voilier, à bord de celui qu’il a retapé de ses mains. «Le voilier a déjà appartenu à Mike Horn [un explorateur-aventurier suisse]. Pour moi, la voile réunit le corps et l’esprit. Le dépassement physique et l’écoute.» Tout ce qu’il aime, en somme.
En couple pendant 15 ans avec l’actrice Céline Bonnier, Roy Dupuis reste discret sur sa vie privée. Aujourd’hui célibataire, il laisse tomber dans la conversation «qu’il n’a pas d’enfant et qu’il n’est peut-être pas trop tard pour en avoir», tout en ajoutant qu’il n’a pas envie d’en parler. En revanche, il confie n’avoir jamais recherché l’équilibre, et laisser la solitude occuper plus de place dans sa vie. «J’ai de moins en moins de difficulté à être seul. Même si c’est dur de l’être de nos jours: on est toujours branché! Mais bon, mon cellulaire, je le ferme ou je n’y réponds pas. Il n’y a pas grand monde à qui je réponds tout de suite…» avoue-t-il en riant de bon cœur, alors que l’entrevue tire à sa fin.
-- On vous sent assez heureux, Roy…
-- (Encore là, il hésite avant de répondre.) «Je me sens libre, ancré dans la vie. Mais pour moi, être heureux, ça ne veut rien dire. J’ai des moments de détresse et d’angoisse; ils me sont importants. Je ne les fuis pas, j’essaie d’apprendre d’eux. (Il s’interrompt une dernière fois.) La souffrance fait partie de la vie, et je préfère être dans le plaisir. Mais si tu es tout le temps heureux, tu ne sais plus quand tu l’es…»
Source:
https://www.lebelage.ca/voyages-et-loisirs/loisirs/roy-dupuis-grandeur-nature